Le choix de Madère
La mer m’apaise, j’aime regarder
la mer, assise, seule, écouter le bruit de chaque vague. C’est un moment de
paix, je me sens bien, je laisse mon esprit partir, libre. Je m’assois toujours
sur un rocher, jamais sur la plage, le sable est désagréable et les galets
inconfortables. Je préfère m’avancer sur les rochers, me laisser entourer
doucement par les eaux, être inaccessible pour les autres. Je ne sais pas si tu
avais des pensées inutiles à ces moments toi aussi. Si tu étais content en
regardant ton reflet déformé dans le ressac. Si tu savais que j’allais devenir
une femme. Si tu savais que tu m’aurais aimée. Si tu savais que je ne le
saurais jamais de ta bouche et que tu ne le saurais jamais de ma bouche. Si tu
savais que tu mourrais avant de le savoir.
La mer m’effraie, c’est une
puissance incontrôlable, lourde et injuste. L’eau. Cet élément qui a le droit
de vie et de mort et qui t’a tué. Loin de moi, sur cette île maudite. Mort sur
une île et emporté par un vulgaire cours d’eau. Je sais, j’y suis allée. Je
devais voir ce lieu quitte à me faire mal. Je devais savoir pour me rendre
compte de ce moment, le toucher, l’apprivoiser, le ridiculiser, ne plus en avoir
peur et crier au non sens. Il paraît que je tiens cela de toi. Maman m’a dit.
Elle m’a raconté ce voyage. Elle
aurait pu vouloir ne plus en parler. Mais on ne transige pas avec l’histoire,
la grande ou la petite, la sienne et un peu la mienne. Elle m’a dit cette
semaine de vacances à trois, vous, le couple, et un ami, un vieil ami. Le choix
de la destination, Madère, une sorte d’entre deux entre le Kenya et le Cap
Vert. « Un joyau de l’Atlantique » selon les brochures. Un écrin
peut-être. Un tombeau aussi. Une semaine là-bas pour marcher sur les cols de
Madère, sans guide parce que vous saviez bien comment faire, vous repérer. Il
paraît que tu étais bon avec une carte, que tu voulais marcher devant, un petit
chef agaçant. Tout le monde le savait et s’en accommodait autant par facilité
que comme rituel. Je me suis renseignée, j’ai vu les bulletins météo de cette
semaine du 17 au 24 octobre 2015. Et maman m’a dit.
Elle m’a raconté cette arrivée le
samedi 17 octobre, ce vol secoué, cet atterrissage sur cette piste réputée
difficile. C’était un beau samedi, un hôtel correct, vous avez fait le tour de
votre petite ville d’accueil, Machico, pris vos bières et mangé. Vous avez
marché le dimanche 18 octobre, sans prendre le bon chemin, déjà. Magnifique
journée ensoleillée, avec vos casquettes et votre écran total, ce look ridicule
mais vous étiez là pour évacuer, transpirer, marcher, sortir du quotidien, vous
épuiser physiquement, la seule fatigue viable, celle que vos quotidiens ne vous
permettent pas. Je connais aussi cette deuxième journée. Le taxi est venu vous
prendre à l’hôtel alors qu’il pleuvait énormément. Il vous a conduit au centre
de l’île sur le 3e sommet de l’île, le Pico do Ariero, pour faire
une partie du chemin des crêtes. C’est sûr que vous ne manquiez pas de panache
à vouloir essayer cette voie alors que les locaux vous le déconseillaient avec
ce vent, cette pluie et cette grêle. Des vents à plus de 80km/h à 1 800 mètres
d’altitude, sur une crête, cela doit être impressionnant. Vous avez tenu 30
mètres. Vous avez rebroussé chemin et vous avez bien fait. Trempés, amusés de
cette inconscience vite raisonnée et sans conséquence, vous avez préféré aller
au nord et longer les côtes pendant une demi-journée, vous ne pouviez pas
rester à l’hôtel, les vacances sont trop courtes. Tu aurais voulu, il t’arrivait
des éclairs de prudence, ne rien faire cette journée. Tu n’étais pas le
téméraire, tu étais le responsable. Cette fois au moins. Le soir à l’hôtel,
vous avez diné tous les trois dans la grande salle d’un hôtel de passage qui
accueillait les groupes déçus de cette mauvaise journée. Il pleut rarement
autant à Madère disaient les guides, ceux des groupes qui en avaient un. C’est
toi qui es allé leur parler, leur demander des conseils pour le lendemain et
les chemins possibles avec un tel temps. Impossible de faire le programme prévu.
Le lendemain matin, la météo était pire et les guides et toi êtes restés sur une
option commune. Maman a comme d’habitude réglé les détails logistiques et vous
êtes partis les premiers devant un groupe de randonneurs. Madère est aussi
composée de plateaux, ce qui rend l’accès de certains lieux plus facile. Le
taxi vous a déposés sur ce plateau gorgé de l’eau tombant en continu depuis
plusieurs jours et alimentant tant de cours d’eau. Les faisant grossir,
transformant chaque ru en autant de torrents et de cascades de montagne. Et
vous êtes partis.
Maman ne m’a pas montré les
photos de cette journée, je les ai trouvées au fond d’un de tes disques durs où
tu archivais ta musique, tes films et tes photos depuis tant d’années. Elle a dû les mettre là sans savoir qu’elles
y étaient. Tu avais l’air heureux, même sous cette pluie. Seul signe extérieur
marquant en dehors de tes vêtements informes, tu avais ta casquette de ton club
de foot favori, cet O et cet M entrelacés comme un yin/yang funeste. Je déteste
ce club qui n’a pas su te sauver la fois où tu en as eu besoin. Je vois très
bien ce chemin en sous-bois, à l’abri de la pluie mais pas de l’eau, celle qui
ruisselait sous vos pieds, ces petits cours d’eau que vous avez enjambés, cette
marche était facile et agréable. Vous avez croisé le groupe de randonneurs qui
avait pris un raccourci sur un chemin de garde forestier. Un chemin accessible
en voiture, une marche moche. Vous les avez dépassés, vous avez continué
quelques minutes sur cette piste avant de reprendre un chemin de sous-bois. Tes
derniers mètres.
Est-ce que j’ai pleuré en voyant
maman rentrer ? Non. Est-ce qu’elle m’a fait mal en me serrant dans ses
bras ? Je ne sais pas. Est-ce que j’ai été triste en la voyant pleurer les
semaines suivantes ? Oui.
Il y a eu quelques dizaines de
mètres, et il a y eu ce filet d’eau, je sais je l’ai vu. Un filet que j’ai
franchi avec des baskets sans mouiller mes chaussettes. Un filet d’eau
ridicule. Un filet d’eau qui ce jour-là était une cascade à hauteur de torse. Pas
les chutes de Niagara non plus mais assez pour éjecter dans le vide une
personne qui n’est pas attachée et comme vous n’aviez pas de corde... Maman a
voulu passer la première et tu t’es proposé, vous n’aviez rien, ni protection
personnelle et le vide à gauche. La solution était pourtant simple : se
mettre à quatre pattes, longer la paroi sous la cascade et passer
tranquillement à l’abri de cette chute d’eau d’une puissance éphémère. Je ne
peux pas imaginer que vous vous êtes vus pour la dernière fois à ce moment, ces
regards croisés, ce moment où tu l’embrasses dans le cou en lui disant non j’y
vais. Je ne peux pas imaginer que cela puisse arriver de cette manière si
informelle et banale, dans une journée joyeuse. Je ne veux pas savoir ce qu’il
y a dans ta tête à ce moment. Tu n’as pas eu peur, pas par courage, pas par
témérité, tu n’as pas eu peur parce qu’il n’y avait pas à avoir peur selon toi.
Cela ne pouvait pas être risqué. Le seul risque était de se mouiller un peu
trop et d’attraper froid. Quand bien même. Tu étais équipé selon tes critères,
chaussures de randonnée, pantalon de randonnée, chaussettes de randonnée, cape
de pluie, coupe-vent, polaire et un maillot de foot. Maman m’a dit que c’était
le maillot de la Suisse ce jour-là. Celui avec une croix sur le cœur. Mais tu
avais ton sac à dos aussi. Il dépassait. Maman te l’a crié quand tu as commencé
à avancer. Je n’ose pas imaginer que cela a été la dernière phrase que tu as
entendue. Toi qui avais l’habitude d’engueuler ceux qui ne respectaient pas
certaines règles de sécurité, tu t’es oublié. Par fanfaronnerie plus que par
négligence sans doute, ceux qui font attention aux autres prétendent se
défendre tout autant du danger. Faux.
Tu es parti agenouillé sous
l’eau. Trente secondes plus tard, maman et votre ami t’ont appelé, persuadés
que tu faisais une blague, forcément de mauvais goût, en ne réapparaissant pas
de l’autre côté et en restant caché à l’abri du danger, sous lui, au plus
proche. Ils ne t’ont pas vu tomber. Ils n’ont pas vu tes jambes partir, le
bâton que maman t’avais prêté partir, ton corps rouler par la force de l’eau.
Ils n’ont rien entendu car tu n’as pas crié. On crie quand on est persuadé de
rester vivant. Et dans ce rouleau, tu ne pouvais pas savoir, tu as été surpris,
tu as sans doute avalé des litres d’eau, tu ne pouvais pas crier. Puis un
bruit. Lointain. Un appel, ils ont entendu un au secours plus bas. Ils se sont
penchés. Ils t’ont vu une vingtaine de mètres plus bas, accroché. Une main, la
gauche, ses quelques doigts dans une aspérité de la roche, ta tête qui sortait
parfois de l’eau, toi sous cette eau qu’on ne pouvait pas arrêter en tournant
un robinet. Tu ne pouvais pas en sortir, te mettre à l’abri. Les pieds dans le
vide, ta casquette toujours sur la tête. Tu as appelé. Tu ne les as sans doute
pas vus, il aurait fallu lever la tête contre ce courant et la gravité. Tu es
resté là quelques secondes. Tu as appelé encore une fois, ils l’ont entendu mieux
cette fois. Est-ce que toi, tu as pu entendre leur réponse ? Je ne le sais
pas. Ils t’ont vu suspendu à rien, ou plutôt si, au reste de ta vie, de la
mienne avec toi. Et puis tu as lâché. Tu as peut-être vu un endroit plus sûr
plus bas. Tu étais peut-être à bout de force. Est-ce que tu as pensé à
moi ? Est-ce que tu as pensé à autre chose que te sauver ? Ils t’ont
vu accroché à cette paroi. Ils t’ont vu lâcher, ils t’ont vu glisser, ils t’ont
vu tomber, ils t’ont vu disparaître, ils t’ont appelé. Est-ce qu’à ce moment
j’ai pleuré ?
Le groupe de randonneurs est
arrivé quelques minutes après. Leur guide est descendu avec sa corde d’une
trentaine de mètres. Il ne t’a pas vu. Il est remonté. Les secours sont
arrivés. On a retrouvé ton corps une centaine de mètres plus bas, peut-être
moins, peut-être plus. Tu avais toujours ton sac à dos, celui qui t’a emporté.
Tu avais toujours la casquette, celle de ton club préféré. Tu étais sur un
rocher, à proximité du bruit de l’eau s’abattant sans te prêter attention, à
l’abri de l’eau. Là où j’aime être. Il paraît que je tiens cela de toi. Maman m’a
dit.
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