mardi, novembre 01, 2016

Le choix de Madère

La mer m’apaise, j’aime regarder la mer, assise, seule, écouter le bruit de chaque vague. C’est un moment de paix, je me sens bien, je laisse mon esprit partir, libre. Je m’assois toujours sur un rocher, jamais sur la plage, le sable est désagréable et les galets inconfortables. Je préfère m’avancer sur les rochers, me laisser entourer doucement par les eaux, être inaccessible pour les autres. Je ne sais pas si tu avais des pensées inutiles à ces moments toi aussi. Si tu étais content en regardant ton reflet déformé dans le ressac. Si tu savais que j’allais devenir une femme. Si tu savais que tu m’aurais aimée. Si tu savais que je ne le saurais jamais de ta bouche et que tu ne le saurais jamais de ma bouche. Si tu savais que tu mourrais avant de le savoir.

La mer m’effraie, c’est une puissance incontrôlable, lourde et injuste. L’eau. Cet élément qui a le droit de vie et de mort et qui t’a tué. Loin de moi, sur cette île maudite. Mort sur une île et emporté par un vulgaire cours d’eau. Je sais, j’y suis allée. Je devais voir ce lieu quitte à me faire mal. Je devais savoir pour me rendre compte de ce moment, le toucher, l’apprivoiser, le ridiculiser, ne plus en avoir peur et crier au non sens. Il paraît que je tiens cela de toi. Maman m’a dit.

Elle m’a raconté ce voyage. Elle aurait pu vouloir ne plus en parler. Mais on ne transige pas avec l’histoire, la grande ou la petite, la sienne et un peu la mienne. Elle m’a dit cette semaine de vacances à trois, vous, le couple, et un ami, un vieil ami. Le choix de la destination, Madère, une sorte d’entre deux entre le Kenya et le Cap Vert. « Un joyau de l’Atlantique » selon les brochures. Un écrin peut-être. Un tombeau aussi. Une semaine là-bas pour marcher sur les cols de Madère, sans guide parce que vous saviez bien comment faire, vous repérer. Il paraît que tu étais bon avec une carte, que tu voulais marcher devant, un petit chef agaçant. Tout le monde le savait et s’en accommodait autant par facilité que comme rituel. Je me suis renseignée, j’ai vu les bulletins météo de cette semaine du 17 au 24 octobre 2015. Et maman m’a dit.

Elle m’a raconté cette arrivée le samedi 17 octobre, ce vol secoué, cet atterrissage sur cette piste réputée difficile. C’était un beau samedi, un hôtel correct, vous avez fait le tour de votre petite ville d’accueil, Machico, pris vos bières et mangé. Vous avez marché le dimanche 18 octobre, sans prendre le bon chemin, déjà. Magnifique journée ensoleillée, avec vos casquettes et votre écran total, ce look ridicule mais vous étiez là pour évacuer, transpirer, marcher, sortir du quotidien, vous épuiser physiquement, la seule fatigue viable, celle que vos quotidiens ne vous permettent pas. Je connais aussi cette deuxième journée. Le taxi est venu vous prendre à l’hôtel alors qu’il pleuvait énormément. Il vous a conduit au centre de l’île sur le 3e sommet de l’île, le Pico do Ariero, pour faire une partie du chemin des crêtes. C’est sûr que vous ne manquiez pas de panache à vouloir essayer cette voie alors que les locaux vous le déconseillaient avec ce vent, cette pluie et cette grêle. Des vents à plus de 80km/h à 1 800 mètres d’altitude, sur une crête, cela doit être impressionnant. Vous avez tenu 30 mètres. Vous avez rebroussé chemin et vous avez bien fait. Trempés, amusés de cette inconscience vite raisonnée et sans conséquence, vous avez préféré aller au nord et longer les côtes pendant une demi-journée, vous ne pouviez pas rester à l’hôtel, les vacances sont trop courtes. Tu aurais voulu, il t’arrivait des éclairs de prudence, ne rien faire cette journée. Tu n’étais pas le téméraire, tu étais le responsable. Cette fois au moins. Le soir à l’hôtel, vous avez diné tous les trois dans la grande salle d’un hôtel de passage qui accueillait les groupes déçus de cette mauvaise journée. Il pleut rarement autant à Madère disaient les guides, ceux des groupes qui en avaient un. C’est toi qui es allé leur parler, leur demander des conseils pour le lendemain et les chemins possibles avec un tel temps. Impossible de faire le programme prévu. Le lendemain matin, la météo était pire et les guides et toi êtes restés sur une option commune. Maman a comme d’habitude réglé les détails logistiques et vous êtes partis les premiers devant un groupe de randonneurs. Madère est aussi composée de plateaux, ce qui rend l’accès de certains lieux plus facile. Le taxi vous a déposés sur ce plateau gorgé de l’eau tombant en continu depuis plusieurs jours et alimentant tant de cours d’eau. Les faisant grossir, transformant chaque ru en autant de torrents et de cascades de montagne. Et vous êtes partis.

Maman ne m’a pas montré les photos de cette journée, je les ai trouvées au fond d’un de tes disques durs où tu archivais ta musique, tes films et tes photos depuis tant d’années.  Elle a dû les mettre là sans savoir qu’elles y étaient. Tu avais l’air heureux, même sous cette pluie. Seul signe extérieur marquant en dehors de tes vêtements informes, tu avais ta casquette de ton club de foot favori, cet O et cet M entrelacés comme un yin/yang funeste. Je déteste ce club qui n’a pas su te sauver la fois où tu en as eu besoin. Je vois très bien ce chemin en sous-bois, à l’abri de la pluie mais pas de l’eau, celle qui ruisselait sous vos pieds, ces petits cours d’eau que vous avez enjambés, cette marche était facile et agréable. Vous avez croisé le groupe de randonneurs qui avait pris un raccourci sur un chemin de garde forestier. Un chemin accessible en voiture, une marche moche. Vous les avez dépassés, vous avez continué quelques minutes sur cette piste avant de reprendre un chemin de sous-bois. Tes derniers mètres.

Est-ce que j’ai pleuré en voyant maman rentrer ? Non. Est-ce qu’elle m’a fait mal en me serrant dans ses bras ? Je ne sais pas. Est-ce que j’ai été triste en la voyant pleurer les semaines suivantes ? Oui.

Il y a eu quelques dizaines de mètres, et il a y eu ce filet d’eau, je sais je l’ai vu. Un filet que j’ai franchi avec des baskets sans mouiller mes chaussettes. Un filet d’eau ridicule. Un filet d’eau qui ce jour-là était une cascade à hauteur de torse. Pas les chutes de Niagara non plus mais assez pour éjecter dans le vide une personne qui n’est pas attachée et comme vous n’aviez pas de corde... Maman a voulu passer la première et tu t’es proposé, vous n’aviez rien, ni protection personnelle et le vide à gauche. La solution était pourtant simple : se mettre à quatre pattes, longer la paroi sous la cascade et passer tranquillement à l’abri de cette chute d’eau d’une puissance éphémère. Je ne peux pas imaginer que vous vous êtes vus pour la dernière fois à ce moment, ces regards croisés, ce moment où tu l’embrasses dans le cou en lui disant non j’y vais. Je ne peux pas imaginer que cela puisse arriver de cette manière si informelle et banale, dans une journée joyeuse. Je ne veux pas savoir ce qu’il y a dans ta tête à ce moment. Tu n’as pas eu peur, pas par courage, pas par témérité, tu n’as pas eu peur parce qu’il n’y avait pas à avoir peur selon toi. Cela ne pouvait pas être risqué. Le seul risque était de se mouiller un peu trop et d’attraper froid. Quand bien même. Tu étais équipé selon tes critères, chaussures de randonnée, pantalon de randonnée, chaussettes de randonnée, cape de pluie, coupe-vent, polaire et un maillot de foot. Maman m’a dit que c’était le maillot de la Suisse ce jour-là. Celui avec une croix sur le cœur. Mais tu avais ton sac à dos aussi. Il dépassait. Maman te l’a crié quand tu as commencé à avancer. Je n’ose pas imaginer que cela a été la dernière phrase que tu as entendue. Toi qui avais l’habitude d’engueuler ceux qui ne respectaient pas certaines règles de sécurité, tu t’es oublié. Par fanfaronnerie plus que par négligence sans doute, ceux qui font attention aux autres prétendent se défendre tout autant du danger. Faux.

Tu es parti agenouillé sous l’eau. Trente secondes plus tard, maman et votre ami t’ont appelé, persuadés que tu faisais une blague, forcément de mauvais goût, en ne réapparaissant pas de l’autre côté et en restant caché à l’abri du danger, sous lui, au plus proche. Ils ne t’ont pas vu tomber. Ils n’ont pas vu tes jambes partir, le bâton que maman t’avais prêté partir, ton corps rouler par la force de l’eau. Ils n’ont rien entendu car tu n’as pas crié. On crie quand on est persuadé de rester vivant. Et dans ce rouleau, tu ne pouvais pas savoir, tu as été surpris, tu as sans doute avalé des litres d’eau, tu ne pouvais pas crier. Puis un bruit. Lointain. Un appel, ils ont entendu un au secours plus bas. Ils se sont penchés. Ils t’ont vu une vingtaine de mètres plus bas, accroché. Une main, la gauche, ses quelques doigts dans une aspérité de la roche, ta tête qui sortait parfois de l’eau, toi sous cette eau qu’on ne pouvait pas arrêter en tournant un robinet. Tu ne pouvais pas en sortir, te mettre à l’abri. Les pieds dans le vide, ta casquette toujours sur la tête. Tu as appelé. Tu ne les as sans doute pas vus, il aurait fallu lever la tête contre ce courant et la gravité. Tu es resté là quelques secondes. Tu as appelé encore une fois, ils l’ont entendu mieux cette fois. Est-ce que toi, tu as pu entendre leur réponse ? Je ne le sais pas. Ils t’ont vu suspendu à rien, ou plutôt si, au reste de ta vie, de la mienne avec toi. Et puis tu as lâché. Tu as peut-être vu un endroit plus sûr plus bas. Tu étais peut-être à bout de force. Est-ce que tu as pensé à moi ? Est-ce que tu as pensé à autre chose que te sauver ? Ils t’ont vu accroché à cette paroi. Ils t’ont vu lâcher, ils t’ont vu glisser, ils t’ont vu tomber, ils t’ont vu disparaître, ils t’ont appelé. Est-ce qu’à ce moment j’ai pleuré ?


Le groupe de randonneurs est arrivé quelques minutes après. Leur guide est descendu avec sa corde d’une trentaine de mètres. Il ne t’a pas vu. Il est remonté. Les secours sont arrivés. On a retrouvé ton corps une centaine de mètres plus bas, peut-être moins, peut-être plus. Tu avais toujours ton sac à dos, celui qui t’a emporté. Tu avais toujours la casquette, celle de ton club préféré. Tu étais sur un rocher, à proximité du bruit de l’eau s’abattant sans te prêter attention, à l’abri de l’eau. Là où j’aime être. Il paraît que je tiens cela de toi. Maman m’a dit.

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